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author | neodarz <neodarz@neodarz.net> | 2017-03-10 11:58:22 +0100 |
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Avant +d'être le Saint-Patron du Web, « TimBL » est un chercheur, et les chercheurs +ont souvent le réflexe de mettre gratuitement leur travail à disposition. +Depuis sa création, les brevets du système sont donc libres, et le concept +d'ouverture et de partage est gravé à jamais dans l'ADN du Web[1]. On appelle +ça l'Internet libre, et ça fonctionnait vachement bien lorsque le réseau +n'était utilisé que par la communauté scientifique. Sauf qu'en 2017, Netflix, +Hollywood et les ayant-droits ne diffusent pas des contenus par pure +philanthropie, et c'est là qu'entre en scène la gestion numérique des droits[2] +, ou digital rights management (DRM). + +Pour résumer, les DRM sont tous les dispositifs numériques qui contrôlent (et, +de fait, restreignent) l'utilisation que vous pouvez faire de contenus en ligne +appartenant à des distributeurs. Pensez à la restriction géographique des +contenus (que l'UE commence doucement à faire sauter[3]), à l'interdiction de +télécharger ou de copier, à l'exclusivité d'un contenu sur tel support ou tel +distributeur, aux pubs obligatoires entre deux scènes, aux jeux vidéo +impossible à jouer sans connexion Web, bref, à tous les trucs qui vous +rappellent que, malgré votre abonnement Premium acquis à prix d'or, vous n'êtes +jamais vraiment libres de faire ce que vous voulez de l'œuvre que vous avez +achetée. + +Seulement, si les DRM permettent effectivement à Hollywood et aux majors du +disque de se faire un peu plus de pognon lorsque vous consommez en ligne, elles +permettent également à vos chers artistes et créateurs indés luttant +héroïquement contre les systèmes de production culturelle de masse de ne pas +disparaître à cause des salopards de pirates que vous êtes. Du moins en +théorie, parce que dans les faits, les DRM sont plus une nuisance qu'un +véritable obstacle et n'ont généralement pas une espérance de vie très longue, +au point que même un distributeur comme Ubisoft a jeté l'éponge[4] à force de +perdre chaque bataille. Apparemment, mettre des antivols virtuels sur des CD, +DVD ou jeux vidéo n'empêche pas des communautés de millions d'individus de les +ouvrir, ou de simplement vouloir les exploser par simple question de principe. +Las ! Netflix et compagnie[5] s'entêtent à dessiner des dispositifs coercitifs. + +Au-delà de savoir à qui profite le stream entre pirates et distributeurs, le +problème fondamental, argumentent les partisans du Web libre[6], c'est que ces +dispositifs empêchent les utilisateurs honnêtes de faire des trucs parfaitement +légaux avec des contenus qu'ils ont acheté, comme filer un e-book à un pote, +créer une liste de lecture audio ou tout simplement visionner un film +indéfiniment. Transposez le concept dans le monde physique, et c'est comme si +vous achetiez un objet vendu fondamentalement défectueux (ou defective by +design[7]), qui s'autodétruit après un certain nombre d'utilisations et que +vous ne pouvez en aucun cas modifier, tripatouiller ou utiliser d'une autre +manière que celle prévue par le vendeur – dites voir, ça s'appellerait pas +l'obsolescence programmée, par hasard ? Pour illustrer l'absurdité de la +situation, Thibaut Brevet et son équipe ont installé un DRM sur une chaise, qui +la ronge progressivement à mesure que des utilisateurs s'assoient dessus. Vu +comme ça, c'est tout de suite plus clair. + +Chercheur en sécurité informatique = criminel ? + +Plus clair, mais toujours pas réglé : depuis la publication de son ébauche de +standard [8] le 13 mai 2013, la W3C, qui contrôle l'implémentation de nouvelles +normes et standards du Web, n'a toujours pas pris de décision officielle +concernant la standardisation des DRM dans le protocole HTML 5. Quatre ans sans +évolution, c'est long. Résultat : en l'absence de standard, les principaux +navigateurs web ont choisi tout seuls d'implanter Encrypted Media Extensions +(EME), une interface de programmation permettant d'intégrer gentiment les DRM +personnels de Netflix et consorts –Internet Explorer vient avec Silverlight, +Chrome est désormais fourni automatiquement avec le sien[9], Widewine, tandis +que Firefox vous laisse le choix[10]. + +Et voilà à quoi ressemble la guerre de tranchées depuis 2013 : d'un côté, les +producteurs et distributeurs de contenu, comme Netflix, Hollywood et les +majors ; de l'autre, l'Electronic Frontier Foundation[11] , les médias +spécialisés (en France, Korben[12] ou Framablog[13]) ,les partisans du Web +libre et une liste impressionnante de chercheurs en sécurité informatique[14], +qui craignent une généralisation des DRM sur tout et n'importe quoi (polices, +images, etc..), qui cadenasserait définitivement le Web en en faisant un +sanctuaire remplis de trucs intouchables. Au milieu, les navigateurs, qui +voudraient bien afficher le contenu de Netflix sans être forcément des +inconditionnels des DRM, et la W3C, prise entre deux feux, qui ne parvient pas +à trancher. Tim Berners-Lee, directeur de la W3C que les deux camps +s'arrachent, s'est prononcé en faveur de la standardisation des DRM ? Tollé +général[15] de l'autre côté. Car l'enjeu n'est ni plus ni moins que la +sauvegarde de l'identité du Web originel. Et, dans un autre registre, la +protection des chercheurs en sécurité informatique. + +Car comme l'explique magistralement un long papier d'Ars Tecnica[16], publié le +13 février dernier, la prolifération des DRM et leur possible standardisation +officielle par la W3C a un autre effet collatéral : elle expose les chercheurs +en sécurité informatique à des poursuites pénales. Car en soi, les DRM n'ont +pas de valeur légale, et servent de simples barrières posées là pour dissuader +les gens d'utiliser librement les contenus. Pour combattre réellement le +piratage, les distributeurs font appel au paragraphe 1201 du Digital Millenium +Copyright Act américain (la fameuse « DMCA » que vous voyez invoquée dès que +Youtube vous interdit de mater une vidéo tranquille) et son équivalent +européen, l'European Union Copyright Directive (EUCD)[17], pour traduire les +pirates en justice. Problème : la DMCA, si les DRM étaient standardisés par Tim +Berners-Lee et sa corporation, empêcherait également toute modification d'un +contenu, ce qui est précisément le boulot des experts en sécurité informatique[18] +, qui passent littéralement leur temps à désassembler intégralement des +programmes pour les autopsier et proposer des correctifs aux bugs identifiés. + +Ironie de la situation : le DRM de Google, Wisewine, a connu un bug pendant six +ans[19] avant qu'un white hat israélien (le pays n'a pas de loi similaire à la +DMCA) ne le détecte. Si la standardisation passait, Google aurait pu l'attaquer +en justice… et gagner. Le voilà, l'autre récif[20] qui s'annonce avec la +standardisation des DRM : la fin de la culture du piratage éthique et de +l'audit de sécurité indépendant, la criminalisation de chercheurs en sécurité +informatique[11] pourtant systématiquement responsables de l'amélioration de +logiciels. Bref, un énorme déséquilibre à l'horizon dans la structure du Web, +selon le directeur du MIT Labs Joi Ito[21], qui anticipe un avenir où +« l'intérieur des navigateurs sera hors-limites pour les chercheurs en +sécurité, qui feront face à des punitions violentes pour avoir tenté de savoir +si votre porte d'entrée sur Internet est digne de confiance. » Et, +accessoirement, la naissance d'un véritable Eden du backdoor, puisque personne +n'aurait plus le droit de vérifier leur présence dans les entrailles des +logiciels propriétaires. + +Conscients des enjeux, les anti-DRM ont désormais adopté une position plus +diplomate, en proposant à la W3C une alternative[22] : quitte à ce que la +standardisation passe, tous les membres de la W3C (y compris les distributeurs +de contenus) devraient s'engager à ne mener aucune poursuite contre les +chercheurs en sécurité informatique triturant leurs programmes. Une manière +d'obtenir, au moins, une garantie sur cet aspect, que la W3C semble avoir +comprise : l'organisation a annoncé en janvier[23] qu'elle dévoilera, le 2 mars +prochain, « une série de directives qui protégeront les chercheurs en sécurité +et en vie privée (…). Cela représentera notre vision initiale des meilleures +pratiques et servira d'entrée à un travail plus approfondi », a ajouté la W3C. +S'ensuivra un appel à révision de Tim Berners-Lee au sujet du projet de +standardisation sur l'EME. Après 4 ans passés à attendre un arbitrage, les deux +camps de la bataille des DRM auront sans aucun doute les yeux braqués sur Tim +Berners-Lee, qui pourrait potentiellement faire muter « son » Web après 25 ans +de bons et loyaux services… ouverts et libres. + +Liens: +[1]: http://home.cern/about/updates/2013/04/twenty-years-free-open-web (lien) +[2]: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gestion_des_droits_num%C3%A9riques (lien) +[3]: https://www.nextinpact.com/news/103214-europe-portabilite-contenus-realite-mitigee-des-2018.htm (lien) +[4]: http://www.numerama.com/magazine/29784-drm-ubisoft-piratage.html (lien) +[5]: http://www.numerama.com/magazine/30636-netflix-en-html5-avec-drm-sous-linux-aussi.html (lien) +[6]: http://drm.info/what-is-drm.fr.html (lien) +[7]: https://www.defectivebydesign.org/ (lien) +[8]: http://www.theinquirer.net/inquirer/news/2267658/w3c-publishes-draft-html-drm-specification-amid-growing-opposition (lien) +[9]: http://boingboing.net/2017/01/30/google-quietly-makes-optiona.html (lien) +[10]: https://korben.info/drm-mozilla-pris-bonne-decision.html (lien) +[11]: https://www.eff.org/fr/node/93071 (lien) +[12]: https://korben.info/retour-sur-le-drm-dans-html5-le-point-de-vue-de-robin-du-w3c.html (lien) +[13]: https://framablog.org/2013/10/11/drm-html5-video-tim-berbers-lee/ (lien) +[14]: https://www.eff.org/deeplinks/2016/03/security-researchers-tell-w3c-protect-researchers-who-investigate-browsers (lien) +[15]: https://www.eff.org/deeplinks/2013/10/lowering-your-standards (lien) +[16]: https://arstechnica.co.uk/information-technology/2017/02/future-of-the-www-timbl-drm/ (lien) +[17]: https://fr.wikipedia.org/wiki/Directive_europ%C3%A9enne_sur_l'harmonisation_de_certains_aspects_du_droit_d'auteur_et_des_droits_voisins_dans_la_soci%C3%A9t%C3%A9_de_l'information_(2001) (lien) +[18]: https://www.theregister.co.uk/2017/02/13/w3c_drm_security_battle/?page=1 (lien) +[19]: https://arstechnica.co.uk/security/2016/06/chrome-drm-download-netflix-piracy/ (lien) +[20]: https://www.theregister.co.uk/2017/02/13/w3c_drm_security_battle/?page=2 (lien) +[21]: http://pubpub.ito.com/pub/dmca-drm-aml-kyc-backdoors (lien) +[22]: https://www.eff.org/pages/objection-rechartering-w3c-eme-group (lien) +[23]: https://lists.w3.org/Archives/Public/public-html-media/2017Jan/0006.html (lien) |